Histoire d’un moucheur ordinaire
par Jean Thierry
L’adolescent auquel je pense aujourd’hui, lui qui pratiquait la pêche de la truite et du chevesne à la sauterelle – « à la sautique », selon le vocabulaire local – dans les petits cours d’eau de son pays ; mais il était fortement rebuté par l’utilisation des insectes vivants et par ces manipulations barbares auxquelles il fallait les soumettre. N’y avait-il pas moyen de parvenir aux mêmes résultats par un procédé plus civilisé que ce recours rudimentaire à la matière vivante ?
Il y avait donc la pêche « à la mouche artificielle » comme on disait alors. Mais dans une région où cette pratique était peu connue, donc sans aucune possibilité de prise en main pédagogique, évidemment sans le moindre club à l’horizon et avec des moyens d’information presque uniquement – et sans doute trop – livresques, c’est au prix d’une véritable conquête qu’il y était parvenu dans un désert d’indifférence que traversaient pourtant quelques acharnés auprès desquels il glanait des bribes d’information en les regardant faire et, dans le meilleur des cas, en conversant avec eux.
Dans ces conditions, il lui a fallu, comme dirait l’autre, « un certain temps » pour comprendre la relation fonctionnelle qu’il y avait entre la fine canne en bambou refendu dont la seule vision le faisait rêver – 65,65 francs au catalogue Manufrance de 1962 ! -, les « mouches artificielles » qui s’étalaient sur une page du même catalogue et les « fuseaux pour la mouche » que la maison proposait également à la vente…
Et ce fut, finalement, comme une révélation – mais c’était, en réalité, l’aboutissement de toute une série d’interrogations, de recherches et de tâtonnements -, la sensation de ressentir et de maîtriser cette dynamique de flexion et d’allongement progressif, devenue si familière à notre main.
Puis, assez rapidement, la chance lui avait donné confirmation de l’efficacité du procédé, un jour du mois de juin de l’année 1968, en plein coup de midi, dans la petite rivière qui contournait son village natal, avec une fario d’une trentaine de centimètres, prise en mouche sèche, avec un méchant refendu à bon marché de fabrication asiatique.
Les années et les décennies suivantes furent marquées par une évolution plus ou moins contrastée, avec des hauts et des bas, une constance approximative dans les premiers temps, des flirts prolongés avec le lancer léger – pourtant moins tactile et plus mécanique -, des déboires divers, des accrochages, d’innombrables casses et, bien sûr, des bredouilles à répétition… Ah, la pêche, quel merveilleux passe-temps ! Mais il y eut aussi les rencontres avec des moucheurs expérimentés et bienveillants, l’apprentissage du montage des mouches, la diversification des cours d’eau fréquentés, des techniques pratiquées et des poissons pêchés, tout cela venant consacrer un attachement définitif à cette façon de pêcher, état d’esprit et comportement partagés par beaucoup d’autres.
Car si je raconte cette histoire, ce n’est pas pour faire valoir une expérience qui serait particulièrement remarquable ; c’est que ce cursus qui est le mien, comme vous l’avez compris, il a été suivi aussi, je le crois, par bon nombre d’entre nous qui avons été captivés par cette « façon de faire » issue d’une expérience multiséculaire et alimentée par des progrès et une actualisation constants mais, somme toute, assez simple dans son exécution : une canne, un moulinet, un fil suffisamment dense mais bien équilibré et correctement profilé pour être projeté en arrière puis en avant tout en assurant la maîtrise et la douceur du posé de la mouche sur l’eau, l’enchaînement des gestes appropriés, un petit stock de mouches de base qui va s’affiner et se diversifier au fil du temps et des saisons et voilà… certainement pas tout, mais l’essentiel.
Le problème, c’est que tout cela fonctionne à merveille dans un environnement sain et équilibré, habité par de nombreux et beaux poissons qui y sont nés et qui savent se nourrir des larves qui y foisonnent et des myriades d’insectes qui s’y développent harmonieusement depuis la nuit des temps… Cela existe dans bien des régions du monde dont les magazines, les vidéocassettes et les DVD nous offrent à profusion les images flatteuses. Est-ce bien la situation dans laquelle se trouvent nos cours d’eau français en 2005 ? La réponse, nous ne la connaissons que trop bien !
Alors le pêcheur à la mouche, uni à la nature par une relation d’interdépendance qu’on peut qualifier de vitale, en sera nécessairement un protecteur et un défenseur. Là, c’est un champ immense de possibilités qui s’offre à son action et à sa réflexion selon les goûts et les aptitudes : association avec d’autres, pour une mise en commun des centres d’intérêt, des aspirations, des capacités ; utilisations des moyens administratifs et juridiques mis à la disposition de tout citoyen ; études des biotopes, des poissons, des insectes ; et, surtout, cet investissement si profitable dans l’entretien et la restauration des milieux aquatiques, activité tonifiante et conviviale qui instaure, entre l’homme et la rivière, une relation d’une toute autre nature que celle, uniquement lucrative, qui consiste à se comporter en simple prédateur de la ressource ; une relation dans laquelle l’être humain se trouve remis à sa véritable place, celle d’un habitant de la nature, un habitant doté de pouvoirs immenses, malencontreusement affecté d’une propension à en abuser, mais capable aussi – peut-être ? – des sursauts de lucidité qui vont lui permettre de se retrouver dans sa véritable identité.
Ah, la pêche !