Le courant et la vie de la rivière

par Jacques Le Doaré

P48_im1Dans les rivières, les invertébrés, comme les poissons, doivent s’adapter avant tout à deux paramètres très variables de leur environnement : le courant et le débit.

Le courant est l’un des facteurs du milieu qui agit le plus sur les êtres vivants, animaux et végétaux aquatiques. La vitesse du courant dépend principalement de la pente et du débit de la rivière.
On distingue des faciès lentiques, avec des vitesses de l’ordre de 10 à 25 centimètres par seconde, voire moins, et des faciès lotiques où la vitesse du courant peut dépasser un mètre par seconde et, bien sûr, tous les intermédiaires. Le courant turbulent, ou laminaire, va structurer le lit de la rivière, à la fois la largeur du lit mineur et la nature du lit qui, dans le cas des vitesses les plus rapides, sera constitué uniquement de blocs. Dans les rivières salmonicoles de Bretagne, on retrouve le plus souvent du sable dans les secteurs lentiques (écoulement laminaire) et des galets plus ou moins grossiers et plus ou moins arrondis dans les secteurs lotiques (écoulement turbulent).
Les variations du courant, alliées à la structure du lit, vont former de multiples micro-habitats qui possèderont chacun une faune associée d’invertébrés, adaptés morphologiquement pour y survivre.
Face à un courant violent, deux options s’offrent à un invertébré : soit quitter la zone courante en se laissant entraîner (dérive) ou gagner des refuges en bordure, soit posséder des dispositifs anatomiques lui permettant de vivre dans des zones courantes.
Le dispositif le plus efficace pour se fixer sur un support est la ventouse.
On retrouve cette adaptation chez les diptères, simulies, qui possèdent une ventouse à l’arrière de l’abdomen et une ventouse sur une courte patte à l’avant. Les Simulies peuvent former des colonies regroupant des centaines d’individus, sur les galets, dans les radiers et les rapides. Les sangsues possèdent également une ventouse à chaque extrémité du corps.

P48_im2Le petit mollusque Ancyle, très fréquent dans les ruisseaux et rivières salmonicoles, se fixe par son pied. Il possède, en outre, une coquille hydrodynamique. Dans les torrents de montagne, il existe des champions de l’accrochage, il s’agit des larves de Liponeura (diptère) qui possèdent huit ventouses associées à huit paires de pseudopodes leur permettant de résister à des courants phénoménaux de 3 m/sec.
Un autre dispositif, que l’on rencontre notamment chez de nombreuses larves de trichoptères, consiste à lester le corps par un étui de sable et de graviers agglomérés par des soies. La forme de ces étuis, plus ou moins allongés ou recourbés, leur permet de se coincer aussi plus ou moins facilement entre les galets. Ce dispositif permet aussi aux larves d’échapper à leurs prédateurs. Certaines espèces vivent plutôt dans les zones sableuses posées sur le fond. Les plus grosses espèces préfèrent se fixer sur un support de type gros caillou ou gros tronc d’arbre, généralement sur la face inférieure de celui-ci. Quelques espèces également s’accrochent dans la végétation aquatique.

Le troisième dispositif est constitué par la présence de griffes (parfois doubles) acérées à l’extrémité des pattes. On le rencontre notamment chez de nombreux petits coléoptères aquatiques (larves et adultes) de la famille des Elmidae. Ces très petits insectes aux corps arrondis, peu hydrodynamiques, de deux à quatre millimètres de long résistent parfaitement au courant en s’accrochant aux mousses aquatiques des galets. Les larves du plécoptère Taeniopteryx et des grandes perles Dinocras et Perla en sont aussi pourvues et s’accrochent ainsi aux troncs immergés ou aux mousses aquatiques dans lesquelles elles vivent. Toutes les larves de Trichoptères possèdent également des crochets anaux qui leur permettent de se fixer à un support. Chez les larves sans étui, telles que les Rhyacophila, Philopotamus, Hydropsyche, les crochets sont portés à l’extrémité de fausses pattes appelées pygopodes. De plus, ce type de larve complète son dispositif d’adhésion par des filets ou des cocons de soies dans lequel la larve se réfugie. Quand on soulève un caillou, souvent, on ne voit pas les larves mais une masse de soie gélatineuse, souvent de couleur ocre, animée de quelques ondulations.

P48_im3Quatrième dispositif : une modification du corps pour pouvoir vivre entre les galets dans des zones courantes. C’est le cas notamment de toutes les éphémères de la famille des Heptageniidae qui ont un corps plat et hydrodynamique, y compris les pattes et la tête, leur permettant de coller littéralement au support et surtout de se glisser facilement entre les galets pour pouvoir gagner des zones où le courant est moins fort. Dans les rivières schisteuses, où l’on trouve souvent de grandes dalles, on peut observer en particulier les larves d’Epeorus torrentium qui peuvent, dans certains cours d’eau de qualité, tapisser littéralement le dessous des cailloux. D’autres invertébrés ont adopté la forme en aiguille qui leur permet de mieux s’insinuer dans le moindre interstice du substrat. On retrouve cette adaptation notamment chez les larves de Plécoptère du genre Leuctra et Siphonoperla, très fréquentes dans les rivières bretonnes. On a pu retrouver des larves de Leuctra à plusieurs mètres de profondeur dans les alluvions de certains cours d’eau.

De nombreuses espèces d’invertébrés aquatiques des rivières salmonicoles choisissent avant tout de vivre en bordure des zones courantes, soit dans la végétation aquatique, soit dans le substrat lui-même. Dans les zones à très fort courant, seules quelques mousses aquatiques arrivent à se fixer sur les galets et les blocs rocheux. Par contre, dans les zones à courant modéré, on voit apparaître une végétation aquatique beaucoup plus diversifiée qui comprend notamment des renoncules, des myriophylles, des potamots et des callitriches. C’est, souvent, dans ces dernières que l’on peut trouver le plus d’invertébrés. Les espèces qui fuient le courant se localisent au pied des touffes comme les gammares. Les espèces nageuses comme de nombreux éphémères du genre Baetis, vivent plutôt au milieu ou aux extrémités des touffes. Néanmoins, beaucoup d’individus sont souvent entraînés par le courant et constituent une des principales sources de nourriture des truites. Les mouches de mai (Ephemera danica) ou les Sialis ont choisi de vivre dans des galeries creusées dans le substrat sableux ou sablo-limoneux en bordure des zones courantes. Elles y vivent à l’abri du courant et des prédateurs. Ces espèces ne peuvent s’implanter que si ce substrat sableux est suffisamment stabilisé et n’est pas trop compacté.
P48_im4Quand on regarde le profil tranversal d’une rivière, il est rare d’avoir quelque chose d’uniforme. Les différences seront d’autant plus grandes que la rivière est sinueuse avec une pente modérée. Des différences de profondeur, de nature du substrat, apparaissent continuellement le long des alternances mouilles/seuil, de même que des variations de largeur du lit mineur qui peut aussi former des bras, plus ou moins connectés au lit principal.
Les zones de bordure de faible profondeur et à courant modéré sont fondamentales pour de nombreuses espèces qui viennent y pondre et servent donc de nurseries. L’artificialisation des rivières par endiguement et chenalisation sur de grandes longueurs conduit à la disparition de la plupart de ces nurseries et à l’appauvrissement très important de la rivière en terme de biodiversité.
Tous les cours d’eau possèdent un espace de liberté dans lequel ils sont amenés à évoluer. Cette zone d’expansion leur permet de maintenir un tracé en équilibre par rapport aux débits et aux transports solides, lesquels constituent les facteurs essentiels de leur morphologie. Le courant a une triple action sur la rivière. C’est un agent d’érosion et de transport des matériaux et des organismes benthiques (dérive) et un agent de transport des substances dissoutes (nitrates, phosphates…) et des organismes en suspension (plancton), tout cela à l’échelle du bassin versant.

P49_im2Tout ce qui vit dans les cours d’eau, des bactéries aux poissons, est soumis au courant, soit directement par action érosive, soit, indirectement, par l’intermédiaire du temps de transit. Sur fortes pentes, la direction du flux est multiple et il en résulte une mosaïque de microhabitats. Lorsque la pente diminue, le flux est plus unidirectionnel : les types de microhabitats sont différents et leur surface augmente.
Tout aménagement qui modifie la vitesse du courant aura donc des répercutions très importantes sur les biocénoses aquatiques, des invertébrés aux poissons. Les modifications de débits, liés aux activités humaines ( pompage, fonctionnement par éclusée des centrales hydroélectriques..) auront, de même, de forts impacts. Le courant c’est la VIE de la rivière, on ne le dira jamais assez.