A … Cannes rompues sur l’Aven
Comtesse de Kerguelen
Nous commençons une série d’articles sur la pêche aux alentours des années 1925, écrits vers 1950 par Madame la Comtesse de Kerguelen, dont la propriété, située à Melgven, est bordée par l’Aven. Madame de Kerguelen fut une passionnée pêcheuse, à la mouche, de truites et de saumons ainsi que garde-pêche assermenté par la Fédération et redoutée des braconniers car elle n’avait pas froid aux yeux.
Nous remercions son fils, Monsieur Yves de Kerguelen, de nous avoir accordé l’autorisation de reproduire ces articles qui n’ont rien perdu de leur allègre fraîcheur et dont les conseils techniques restent parfaitement valables, malgré l’évolution du matériel et l’appauvrissement de nos cours d’eau.
Mes premiers souvenirs de pêche sont tous associés à celui de Potinne, mon vieux camarade jamais oublié.
Les Bretons ont le goût des surnoms, corruption de « Pottbin » (petit garçon)*, était celui de Corentin Bourhis, nom qui ne manquait déjà pas de couleur locale.
Or, Potinne était un grand breton, tout rasé et grisonnant, dont le dur profil de Chouan se complétait par un minuscule brûle-gueule en terre dont il tirait trois bouffées d’un tabac carotte aussi âpre que le français qu’il parlait.
Il était orné du traditionnel gilet de velours noir et du grand chapeau rond, qu’il portait sur le front pour se gratter plus aisément l’arrière de la tête dans le feu de la conversation.
Le domaine habituel de Potinne était le Stang du Bonden, où il abattait du bois tout l’hiver et le mettait en corde au printemps tout en lorgnant d’un oeil averti l’Aven qui coulait en bas.
A partir de l’ouverture en février, dès qu’un rayon de soleil perçait les nuages bretons et arrêtait le crachin, Potinne lâchait la hache, dégringolait le Stang jusqu’à l’endroit où il avait caché la gaule de noisetier lui servant de canne à mouche et, d’une main experte commençait à explorer la rivière.
J’avais 30 ans et, élevée à Paris, n’avais jamais vu pêcher. Mais le jour d’avril où, sur le coup de midi, je le vis sortir dix-huit truites d’un trou appelé Poul Mélou, ma vocation de pêcheuse fut décidée.
Je hantais désormais le Stang et écoutait, tout en aidant à équilibrer les cordes de bois, d’intarissables histoires de braconnage de pêche (cela m’incita par la suite à devenir Commissaire au contre-braconnage de la Fédération). Car la pêche à la mouche de Potinne était une conversion tardive. Il avait été braconnier notoire dans sa jeunesse, se vantait, encore avec délectation, des bons tours joués aux gendarmes qui surveillaient les rivières dans ce temps là, il prenait les truites à la main avec une adresse consommée.
Je l’accompagnais au bord de l’eau et le regardais pêcher jusqu’à ce qu’il m’en tombât un oeil.Ensuite, je m’essayai à l’imiter. Sans succès, bien entendu …
J’imputais mes lancers de 4 mètres , bien plaqués ou en pelote, les mouches envolées, les accrochages dans tous les arbres derrière moi, à la baguette de noisetier et, éprise de progrès, m’en fus chez un marchand d’articles de pêche.
Il me refila une bonne trique bien pire que le noisetier, lequel a pas mal de souplesse en sa faveur. Mais Dieu merci, j’ai du sang breton et l’aimable entêtement que cela implique. Je me suis obstinée, et comment ! Car il m’a fallu trois mois d’efforts pour prendre ma première truite.
Il était temps, car Potinne avait presque épuisé son répertoire de jurons bretons et de « Nom de Bleu », sa locution favorite de vieux Chouan, à me voir incapable de ferrer et accumuler faute sur faute. Cette truite de 125 g me vengea de bien des sarcasmes endurés depuis des semaines, et mon mari ayant juré qu’il mangerait la première, arêtes comprises, je ne lui en fis pas grâce…
Que je l’ai donc aimée, cette rivière, prototype de la plupart des rivières bretonnes !
Tous les pêcheurs me comprendront si je dis qu’aux jours de maladie et de fièvre le frais souvenir de son parfum de menthe et de son eau glacée m’a rafraîchi, et qu’au plus fort des pires ennuis, un après-midi sur ses bords m’a apporté l’oubli momentané de mes soucis.
Comme la plupart des rivières du Finistère, c’est un petit torrent uniquement peuplé de salmonidés, presque jusqu’à sa zone maritime où il y a quelques gardons dans les biefs de moulins.
Le fond est constitué à peu prés partout par des rochers causant des courants bien délimités, des remous, des raides suivis de petites chutes. Elle s’élargit et s’apaise par endroits en pools qui contiennent quelques saumons, rares maintenant, et ce fameux Pool Mélou origine de ma vocation, m’a vue en prendre quelques-uns jadis.
Ce genre de rivière, bordée d’arbres presque partout, serait considéré impêchable à la mouche par les amateurs de chalk-stream.
Les Bretons s’en accommodent, mais il faut des lancers courts souvent roulés, et une technique un peu spéciale.
Le lancer classique, où la mouche sèche posée en tête d’un courant doit le descendre jusqu’à la fin, ne donne rien de bon; trop de courants intermédiaires la font draguer, et, même en wading, l’eau étant très claire, le bas de ligne a des chances de faire fuir la truite. Il faut prendre le courant à son aval et le remonter en plusieurs lancers courts et forts légers il va sans dire. Et vu les rochers dont le fond est encombré, le noyage lent de la truite est à déconseiller; elle fonce volontiers vers le pêcheur et entortille son bas de ligne quelque part. Je me rappelle encore avec douleur un saumon, cette fois, qui me fit la même plaisanterie et se décrocha dans mes bottes.
Donc, comme les truites sont moyennes, que le lancer est court, et qu’on a vite récupéré la soie, surtout avec un moulinet automatique à conseiller dans ces eaux, il est plus sûr de les amener vite en surface et, après un ou deux balancés, de les envoyer sur la rive.
Un crin de 3 x ou l’équivalent en Nylon supporte un poids étonnant; si ce n’est pas excellent pour la canne, peu importe dans ce pays, car on est à peu près sûr de casse un scion par an, avant qu’il ne soit déformé, en tombant sur les rochers dissimulés sous l’herbe des bords, ou lors d’une glissade en wading.
Je me vois d’ici, assise sur le fond de la rivière, lequel n’avait rien d’un édredon, la tête seule émergeant, après une glissade foudroyante. Le scion n’était pas cassé ce jour là, et cela mordait. Il faisait très chaud.
Je me suis entièrement déshabillée dans un buisson, ai tordu tous mes vêtements, les ai remis un peu collants, et ai continué dans une agréable fraîcheur.
Certains crieront à l’hérésie à propos de cette manière de sortir les truites et diront que mon vieux Potinne m’a donné de bien mauvaises habitude de pêche, mais je trouve que rien n’est plus sot que de perdre un poisson, accroché parfois après de longues heures creuses,
et que le procédé m’a réussi, que ce soit en Bretagne, ou sur les torrents de Savoie, d’Espagne et d’ailleurs, où j’ai eu bien rarement des décrochages.
Il faut commencer par explorer, dans cette infinité de petits courants contournant les rochers, ceux qui sont le plus près de la rive où l’on se tient, et la choisir si possible face au soleil. J’ai pris de truites littéralement dans mes pieds, que j’aurais effarouchées en commençant par un lancer vers la rive opposée. En wading, tenir compte aussi du soleil et prospecter d’abord les courants les plus éloignés de celui-ci, pour ne pas projeter l’ombre de la soie sur les autres.
* En langue bretonne : Poat Bihan ( NDLR)