Elk-Hair Caddis

 

Christophe Morin

 

 « Quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende. »

Al Troth était un sacré bonhomme. Lorsqu’à la fin de sa vie il hantait les berges d’une rivière du Montana, la nouvelle se répandait comme une traînée de poudre. On prétendait connaître quelqu’un qui l’avait vu. On chuchotait dans les bars, avec le respect mêlé de crainte qui préside à l’évocation d’une figure totémique.
Pourtant, il n’a pas commis une abondante littérature dont chaque nouvel opus fait regretter le précédent, ni même submergé la presse halieutique d’articles définitifs. Il a simplement inventé une mouche sèche, la Elk-Hair Caddis.

Dans l’un de ses rares écrits, il se présente comme un pêcheur de truites professionnel, un guide qui vivait de la satisfaction de ses clients. Non sans fierté, il affirme avoir passé en leur compagnie des milliers d’heures au bord de l’eau, sept mois par an et ce pendant quarante-cinq années ; il prétend avoir lu tous les livres disponibles sur la pêche des salmonidés, le montage des mouches, glané les meilleurs concepts, des techniques innombrables, échangé avec les meilleurs spécialistes du monde entier. Sa mouche acclamée, dit-il, par l’univers en liesse est issue d’une méditation qu’il n’hésite pas à qualifier de philosophique.
Pour nous qui fréquentons des monteurs discrets, des entomologistes cérébraux, ce genre de mégalomanie douce, ingénue, a quelque chose de rafraîchissant.
La légende raconte qu’en 1957 Al Troth pêchait un ruisseau de Pennsylvanie avec son ami Dick Leaver. Ce dernier collectionnait les prises. Al examina l’artificielle responsable de l’hécatombe : une version yankee du Little Red Sedge de Skues. L’enroulement inversé du hackle de corps et sa fixation à l’aide d’un fil métallique doré remontant vers la tête – une astuce de montage qu’il ne connaissait pas – fut une révélation.
Il se mit à l’étau. Sans égard pour l’œuvre immortelle de l’avoué londonien, il supprima le hackle d’épaule et remplaça l’aile en fibre de plume de canard Carolin (la plume rousse du râle des genêts était déjà une rareté) par une pincée de poils creux de Wapiti (Elk).
Il souhaitait un modèle à noyer dans la pellicule de l’eau. À sa grande surprise, non seulement son invention flottait comme une mouche sèche, mais elle se révélait pratiquement insubmersible, y compris sur les courants les plus violents. Elle prenait aussi beaucoup plus de poissons que toutes les imitations de trichoptères testées jusque-là. Il en fit profiter ses clients et déposa un petit stock à la boutique de pêche la plus proche. Le succès fut immédiat. Soixante ans après, la Elk-Hair Caddis est devenue une institution dont l’efficacité ne s’est jamais démentie, au même titre que l’oreille de lièvre et la grise à corps jaune.
N’allez surtout pas croire qu’elle est réservée aux fleuves hurlants de l’Ouest américain. Elle fait merveille sur nos ruisseaux bretons et jusqu’aux torrents des montagnes espagnoles où je l’utilise sans modération.

La version originale.

Voici la formule donnée par le Maître en 1988* :
Hameçon : 8 à 18, Partridge L2A Captain Hamilton.
Soie : 3/0, brun clair.
Cerclage : fil de cuivre jaune, 0.13 mm.
Corps : dubbing d’oreille de lièvre.
Aile : Poils de Wapiti femelle (Cow) décolorés à la javel.
Hackle : roux foncé ou fournaise.
Al Troth précise que le nombre de tours de hackle peut être augmenté ou diminué selon la rapidité des eaux prospectées et la plume supprimée sur les eaux stagnantes. Pourquoi faut-il du poil de femelle ? J’avoue mon ignorance.
Il n’est pas douteux qu’elle évoque la silhouette d’un trichoptère, mais aussi celle de certains diptères (taon, mouche de bouse…) et des petits coléoptères, en particulier la Galéruque de l’aulne dont nos truites bretonnes sont si friandes.

L’un de ses secrets réside dans sa polyvalence. Du 8 au 18, nous avons de quoi couvrir un large éventail d’insectes. Elle s’adapte à tous les profils de rivières et  à toutes les eaux, limpides ou tourbeuses. Elle est très visible, un atout important dans « l’enfer vert » des cours d’eau de notre région, principalement au coup du soir ; elle ne vrille pas le bas de ligne, se pose avec légèreté. À condition de bien répartir les poils en demi-cône et de conserver un profil ramassé (hackle étroit dépassant de quelques millimètres l’ouverture de l’hameçon, extrémité de l’aile à l’aplomb de la courbure), elle se pose toujours en équilibre, la pointe de l’hameçon dirigée vers la surface.
On peut lui reprocher une certaine fragilité. Les fins poils creux des petits modèles résistent mal aux dents des truites.

 

Variations sur un même thème.

Randall Kaufmann**, nous propose une version quasi identique montée sur un hameçon sans ardillon, le Tiemco 900 BL en tailles 6 à 20. Il semble aussi préférable de réduire le diamètre de la soie, le 6/0 me convient mieux.
Le nœud final réalisé en arrière de la base des poils qui forment la tête est la « marque de fabrique » de l’Elk-Hair Caddis. Toutefois, pour les très petits hameçons, je tourne une tête classique afin de mieux dégager l’œillet.
Certains pourraient s’offusquer de la couleur crème de l’aile, ils auraient tort. Si, malgré tout, cette teinte leur est insupportable, ils peuvent utiliser des poils naturels. Ainsi, du 16 au 20 je passe sans inconvénient au poil de chevreuil.
À la page 199 de « Mouches de Pêche », l’important ouvrage de Didier Ducloux et de Nicolas Ragonneau, nous voyons un « Sedge chevreuil ». La photo montre une imitation maladroite de l’ElkHair Caddis : l’aile en paquet se dresse comme une antenne, le hackle est trop large, trop touffu, mais j’ai retenu l’idée du dubbing jaune. Je ne sais pour quelle raison, il « fonctionne » très bien en Bretagne. Une laine fine, jaune jonquille qui prend une jolie couleur verdâtre au contact de la poix et de la graisse des doigts, peut nous éviter la bredouille.
Al Troth était un pragmatique. Il lui fallait une mouche apte à prendre du poisson n’importe où, par n’importe quel temps et qui puisse réussir entre toutes les mains, du débutant à l’expert. Libre à vous d’y apporter votre touche personnelle, mais le modèle original reste, à mon avis, irremplaçable.

 

 

De quoi perdre son latin.

De mai à septembre, en l’absence de truites sélectives, calées sur des « spent » ou des subimago d’éphémères à ailes dressées (ce qui devient malheureusement de plus en plus rare), la Elk-Hair Caddis 14 demeure mon premier choix. Quand rien ne se passe, elle est capable de faire monter un poisson du fin fond de la rivière.
Ma meilleure pêche de la saison dernière fut réalisée à l’aide d’une Elk-Hair Caddis 14 à corps jaune en présence d’une éclosion massive de grandes danica… Allez y comprendre quelque chose.
Si l’on sait manipuler les poils de cervidés, elle est facile et rapide à monter. Une qualité essentielle pour moi qui suis devenu le fournisseur officiel et non rémunéré de mes fils.

(Christophe Morin – Mars 2017)

* Judith Dunham (compiled by), The Art of the Trout Fly, Chronicle Books, San Francisco, California, 1988.
** Randall Kaufmann, Tying Dry Flies, Western Fisherman’s Press, Portland, Oregon, 1991.

Légende dans le  dessin (montage)

Montage de la Elk-Hair Caddis